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Solistes4.2
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Mise en scène3.5
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Orchestre3
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Décors-Projections3.5
On jouait ce mardi à l’Opéra de Montréal la deuxième représentation de L’or du Rhin, prologue de la Tétralogie de Wagner, dans une production actualisée pour un public du XXIe siècle, amateur de technologies, de jeux vidéo et de sagas fantastiques. Deux écrans à l’avant et à l’arrière de la scène, un orchestre sur scène et des personnages évoluant à différentes hauteurs, voilà les ingrédients de cette production du Minnesota Opera signée Brian Staufenbiel.
Les premiers accords nous plongent dans l’ambiance féerique du Rhin, la scène entière est baignée par les flots dans une représentation très réaliste. Cette évocation des profondeurs aquatiques, « état initial d’un monde plein d’innocence », « commencement de la musique » selon Thomas Mann, laisse place à l’entrée des filles du Rhin et au développement de l’intrigue, tirée majoritairement de deux légendes nordiques médiévales, les Chants de l’Edda et le Nibelungenlied. Les personnages évoluent à différents niveaux : les nains et les filles du Rhin dans la fosse sans orchestre, suggérant tour à tour les cavernes souterraines et le fleuve envoûtant ; la scène est davantage un lieu de passage, de transition entre les mondes, tandis qu’une passerelle en hauteur traversant la scène évoque la demeure des dieux et des déesses. La communication entre dieux et géants se fait par vidéo-conférence, au moyen d’une tablette qui retransmet sur grand écran la face filtrée avec l’effet « dessin au trait » des géants Fasolt et Fafner — et par moments celle du chef d’orchestre ! L’orchestre est sur scène, en arrière, il accompagne et commente l’intrigue à la manière du chœur antique grec. De prime abord, la disposition d’ensemble, assez complexe, est une belle réussite, on se sent immergé dans une sorte de réalité virtuelle à visage humain.
Vers l’art total
Wagner ne souhaitait pourtant pas que l’orchestre obstrue la vue du spectateur. Aussi, pour représenter la Tétralogie conformément à sa volonté de créer une œuvre d’art totale, il fait édifier entre 1872 et 1876 un Palais des festivals (Festspielhaus) à Bayreuth, sorte de grand amphithéâtre avec fosse d’orchestre, qui sera le berceau du Ring. Dans cette conception d’art totale se mêlent poésie — le livret de Wagner est émaillé de nombreuses références à la poésie romantique allemande, musique — normalement dans la fosse, danse et architecture. La présente production a actualisé ce concept en y ajoutant naturellement le septième art, qui fait office de décor en mouvement. L’architecture est représentée par la passerelle en acier qui traverse la scène, mais également le Walhalla ou encore les cavernes des nains en version Seigneur des anneaux. Certains effets sont très réussis, comme lorsque l’orchestre est pris au piège des dents acérées du gouffre et des galeries caverneuses, ou encore lorsque l’on change de monde et qu’on a l’impression de voir la scène s’élever dans les airs. D’autres, cependant, ne passent pas le test. En voulant placer le spectateur dans un sorte de passé mythique, le décor en vidéo crée les mêmes incohérences que les jeux vidéo qui se donnent le même but : la forge a des allures d’usine de la Révolution Industrielle, le Walhalla des aspects de château de Neuschwanstein (contemporain de Wagner) mélangé aux châteaux-forts du Moyen-Âge, comme on les rencontre dans le jeu Skyrim ; certains effets spéciaux sont tout à fait désuets, notamment le pont-arc-en-ciel, explosion d’éclairs flash à la mode des années 1990, ou la représentation et les mouvements des personnages qui ont l’air de sortir d’un jeu vidéo de l’an 2000.
L’extension des leitmotifs
Wagner a généralisé l’utilisation des leitmotifs, motifs musicaux récurrents rattachés à un personnage, un élément ou une situation. Cela permet à la musique d’interagir avec l’action, voire de répondre à la place des personnages. Dans un souci d’étendre cette idée, la nouvelle production utilise les couleurs et les formes comme des motifs associés aux personnages ou aux univers, juxtaposant ainsi aux leitmotifs musicaux des leitmotifs visuels, non pas de manière stérile et systématique, mais en faisant dialoguer ce visuel avec le texte, la musique ou les situations. Cela crée une strate de compréhension et de lecture supplémentaire qui enrichit l’œuvre d’une belle manière.
Alberich et les géants, la puissance des extrêmes
Sa petite taille n’a pas empêché Alberich, incarné par Nathan Berg, d’illuminer cette soirée d’une présence vocale et scénique exceptionnelle. Dans un véritable tour de force, même captif et enchaîné, il attire encore toute l’attention sur lui. Son admirable projection, son jeu et son aisance dans la répertoire wagnérien ont marqué cette représentation. À l’opposé, les deux géants incarnés par Julian Close et Solomon Howard, bien que rendus immobile derrière leur tablette par la force des choses, ont rempli leur mission vocale avec une belle efficacité. Les trois filles du Rhin, Andrea Núñez, Florence Bourget et Carolyn Sproule, ont apporté une délicieuse lueur pâle au début et à la fin de l‘œuvre, avec des solos bien menés et des trios très unifiés, le tout surmonté d’une grâce digne de leur rang dans les intentions et le jeu — plongeons mis à part.
Si Ryan McKinny (Wotan), Roger Honeywell (Loge) et David Cangelosi (Mime) manquaient de projection, le premier a tout de même gardé le cap et offert une belle prestation dans la dernière scène ; Honeywell a donné à ses nombreux airs une belle direction, servie par un timbre délicat et maîtrisé, tandis que Cangelosi, dans son « habit de coquerelle », a fait bonne figure scéniquement et vocalement. Caroline Bleau en Freia a été tout à fait satisfaisante. Dans l’ensemble, les textes étaient rendus avec justesse, une belle intention, des lignes aux directions claires, ce qui est loin d’être toujours le cas.
En revanche, côté costumes, on était à la limite du mauvais goût : le féerique était à la limite du kitsch, le repoussant devenu loufoque et le majestueux manquait d’élégance. Le principal défaut de la mise en scène restait le manque de mouvement généralisé des personnages, une lourdeur qu’on aurait souhaité éviter dans ce répertoire déjà assez pesant. La confiance accordée à la technologie pour créer du mouvement n’était pas suffisante, qui plus est lorsque celle-ci devient défaillante. Ainsi, pendant un bon quart d’heure, la visio-conférence des géants affichait un grand écran noir… Plus rien ne bougeait dans cette scène où Freia elle-même était enchaînée. Heureusement que les voix étaient là pour nous garder éveillés.
Le marathon orchestral
L’orchestre est mis à rude épreuve tout au long de ces 2h30 de musique ininterrompue, un véritable marathon, notamment pour les cordes graves, candidats parfaits pour les tendinites. La musique a dialogué efficacement avec le reste de l’action et l’orchestre a plutôt bien rempli sa mission d’accompagnateur, commentateur et de voix supplémentaire au sein de l’intrigue. Toutefois, il s’est rapidement essoufflé dans la seconde moitié de l’opéra. On pourra regretter que l’effectif soit réduit, ce qui donnait le sentiment d’écouter du Beethoven et non pas du Wagner (en terme de puissance et de direction) ; une certaine lassitude dans les rangs a empêché d’apprécier la brillance et l’éclat que les cuivres requièrent.
On aura apprécié la fraîcheur et l’audace des idées mises en avant dans cette production de l’Or du Rhin, ainsi que les voix et intentions des chanteurs qui se sont plongés à corps perdu, avec succès, dans leur rôle, et pour ces seules raisons, la production mérite d’être vue. Toutefois, certains détails (costumes, direction d’acteurs, effets spéciaux) visant sans doute à rendre l’œuvre plus « accessible » ont eu l’effet inverse de sortir momentanément le spectateur de l’action. Si elle avait pris le public avec un peu plus de sérieux, cette production aurait été une franche réussite.