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Au regard de l’histoire, il apparaît évident que les mélodies de Jules Massenet (1842-1912) ont été éclipsées par ses œuvres plus ambitieuses à l’opéra (Manon, Werther ou encore Cendrillon, pour ne nommer que celles-là). « Massenet s’abandonna à ce don unique et à cette aisance qui, dans ses mélodies, conduisit à un sentimentalisme sucré. Elles ne peuvent être recommandées », tranchait le baryton Pierre Bernac (1899-1979) dans un livre sur l’interprétation de la mélodie française.
Si ce répertoire n’est connu aujourd’hui qu’à travers quelques opus seulement, c’est en partie dû à la relative discrétion du compositeur lui-même sur le sujet. En effet, dans Mes souvenirs, Massenet ne dit pas un mot – ou presque – sur ses mélodies qui forment pourtant, par le nombre et la variété, une partie non négligeable de sa production, fait remarquer Jacques Hétu dans ses notes discographiques sur le récent coffret d’ATMA Classique consacré au compositeur (voir encadré).
Une des raisons de ce désintérêt vient aussi du choix de certains poèmes mis en musique. La pauvreté des rimes et du contenu d’un certain Gustave Chouquet (1819-1886) saute aux yeux, ce qui n’empêche pas Massenet d’en faire un cycle de 3 chansons, intitulé Chants intimes (1866). La même année, dans Poème d’avril, il compose 8 chansons sur des vers d’Armand Silvestre (1837-1901), un poète qui, à l’opposé, émeut par l’originalité et le raffinement de son écriture.
Au cours de sa carrière, et jusqu’à sa mort, Massenet puise également son inspiration auprès d’une trentaine de femmes écrivaines et poétesses, preuve d’un esprit certainement en avance sur son temps. Outre Thérèse Maquet (1858-1891), auteure des paroles de Lui et elle, Beaux yeux que j’aime, Les belles de nuit, Idéal et Aux étoiles, mentionnons le quatuor féminin grâce auquel Massenet écrit la majorité de son ultime recueil, Expressions lyriques (1912) : Seymourina Poirson (1846-1931), la comtesse Cécile de Louvencourt, Madeleine Grain et Jeanne Dortzal (1878-1943) qui signe ici trois poèmes. Si le compositeur entreprend ce recueil, c’est aussi sur la suggestion d’une autre femme, la cantatrice Lucy Arbell (1878-1947).
Le musicologue Damien Top insiste sur le caractère novateur du style de Massenet, déjà annonciateur du chant déclamatoire à la manière de Debussy dans Pelléas et Mélisande (1902). Sa prédilection pour les voix graves et une tessiture centrale lui permet, selon lui, de se concentrer sur la diction et la compréhension du poème plus que sur la virtuosité vocale. « La densité de l’interprétation prime sur l’extériorité démonstrative. En cinquante ans, sa conception a relativement peu changé et s’est établie comme l’une des plus originales de l’histoire de la musique française, où les efflorescences de la vocalité émergent peu à peu de la scansion du texte. »
Un style entre romantisme et impressionnisme
Le chercheur italien Raffaele D’Eredità reprend les termes d’un célèbre musicographe de l’époque, Jean d’Udine (1870-1938), pour qualifier ce style et son influence sur les compositeurs français du tournant du siècle : « La “mélodie” chez Massenet se constitue à travers une fusion parfaite entre la recherche d’une phrase élégante et voluptueuse, l’extrême connaissance des potentialités de la voix chantée et une attention rigoureuse à l’accentuation prosodique, apte à sublimer la langue française. »
Si Massenet s’attache à composer une musique épousant les inflexions de la voix parlée, c’est aussi dû en partie à la fascination qu’exerçaient sur lui des hommes et des femmes de théâtre devenus maîtres dans l’art oratoire, comme Mounet-Sully (1841-1916) et Sarah Bernhardt (1844-1923). En témoigne le récit, dans ses mémoires, d’une représentation de la tragédie Rome vaincue d’Alexandre Parodi en 1876, dans laquelle les deux acteurs « avaient été les protagonistes de[s]deux actes les plus émouvants de l’œuvre » d’après le compositeur. Cette remarque, formulée très justement par Jacques Hétu, vaut autant pour Massenet que pour Debussy, très imprégné lui aussi de l’univers du théâtre.
Mais la filiation entre les deux ne s’arrête pas là. Dans Le piano, révélateur de l’orchestre chez Massenet, Gérard Condé estime qu’une des caractéristiques les plus originales de sa musique est « d’être pensée sous l’angle de l’acoustique, d’être une musique de son plus qu’une musique de notes, d’être d’autant plus remarquable quand elle crée un climat […] En ce sens, poursuit-il, la Méditation de Thaïs se révèle singulièrement proche du Prélude à l’après-midi d’un faune, exactement contemporain. »
Parmi le corpus de mélodies qui nous intéresse ici, il y en a quelques-unes qui évoquent particulièrement bien un moment de vie, une impression, au-delà des notes. Sonnet matinal, par exemple, est une pièce qui semble parfaitement dépeindre en musique le lever du jour. L’attention portée aux sonorités, aux reflets changeants et aux effets pianistiques propres à l’impressionnisme n’a toutefois pas amené le compositeur à dépasser le système tonal, contrairement à son compatriote Debussy. De ce point de vue, Massenet reste un homme du XIXe siècle.
Ses premières mélodies, symbolisées par La fleur et le papillon (1862) et Poème pastoral (1872), témoignent d’un intérêt marqué pour des sujets bucoliques où la nature se mêle aux sentiments humains. Certes, l’ambiance qui s’en dégage est plus réjouie et insouciante que n’importe quels lieder de Schubert et de Schumann, mais nous ne sommes jamais à l’abri d’un revirement malheureux. « La nature, aujourd’hui irrémédiablement en déclin, n’est pas simple décor ou image figée dans le temps. Elle accompagne le poète, dans cette quête sous la lune, dans la nuit transfigurée. La nature devient soupirs, regrets, l’écho des peines ressassées. Elle est comme un miroir synchrone des sens », écrit Jacques Hétu à propos du romantisme allemand. Et de poursuivre : « Ces chants, contrairement à̀ la mélodie française de construction élitiste, étaient ancrés dans la culture populaire. Certaines mélodies de Massenet conservent un caractère populaire – les cycles sont pénétrés des paysages pittoresques des saisons, des atmosphères contemplatives qui campent l’action – et n’appartiennent pas au même registre aristocratique que les mélodies de Fauré. »
Le soin apporté à la prosodie et aux subtilités de la langue renvoie profondément à la culture des salons littéraires, ce qui fait de la musique de Massenet une musique résolument française. Néanmoins, ces mélodies ont quelque chose d’allemand. À l’instar de Schubert, qui a notamment mis en musique l’Erlkönig de Goethe dans un lied resté célèbre, l’auteur de Manon démontre un goût prononcé pour le récit dramatique. La complainte qui clôt le cycle Poème d’avril est admirable de ce point de vue. Pour l’ancien directeur musical de la Biennale Massenet (1990-2012), Patrick Fournillier, « Massenet compose en fonction d’une trame littéraire, du mot : tous les changements de couleur orchestrale, d’harmonie, de dynamisme qu’il imagine sont liés à un texte ». Jacques Hétu ne dit pas autre chose : « Les indications du maître soutenu et expressif – pour le piano – et assez lent avec une exaltation toujours croissante – pour la voix –, souvent présentes dans les didascalies, reflètent la nature dramatique et l’intensité expressive de sa musique. »
Massenet composera 25 opéras, signe d’une propension au lyrisme et d’un sens aigu du drame musical. Ses mélodies sont comme de petites scènes extraites d’un ouvrage plus grand, un opéra imaginaire, où se côtoient des amoureux transis, des animaux qui se mettent à parler et des objets de la nature qui prennent soudainement vie. Debussy lui-même parle de « l’emportement voluptueux qui caractérise sa musique et la fait aimer d’un amour presque défendu », tandis qu’Henri Duparc, également compositeur, fait ce parallèle entre les deux : « Debussy veut trop plaire; il s’attache trop à la caresse des sons; il me ravit, mais je voudrais autre chose. Cette sensualité raffinée, nous la trouvions déjà en partie chez M. Massenet. »
Au mois de décembre 2022, un nouveau coffret « intégrale » paru chez ATMA Classique a été présenté à la Chapelle historique du Bon-Pasteur. Après Poulenc, en 2013, et Fauré, en 2018, c’est au tour de Massenet d’avoir les honneurs de la maison de disques dirigée par Johanne Goyette. Placé cette fois encore sous la direction artistique de Marc Boucher et avec la participation de l’homme-orchestre Olivier Godin au piano, ce coffret de 13 disques est l’aboutissement d’un projet fondateur à double titre. Il constitue non seulement la première intégrale consacrée au répertoire des mélodies de Massenet, mais il entre d’ores et déjà dans l’histoire discographique canadienne moderne comme étant le chantier le plus ambitieux jamais mené au pays.
Les acteurs du projet
Les séances d’enregistrement de ce projet pharaonique ont commencé à l’automne 2020. La crise sanitaire a offert paradoxalement des conditions bénéfiques à leur réalisation dans la mesure où tous les interprètes demeuraient au Québec au même moment (en temps normal, nombreux sont ceux qui ont un agenda chargé de concerts à l’étranger). Pas moins de 17 chanteuses et chanteurs ont été mobilisés pour ce vaste corpus de 333 mélodies, parmi lesquels des voix réputées : Karina Gauvin, Sophie Naubert, Anna-Sophie Neher et Magali Simard-Galdès, sopranos, Julie Boulianne et Michèle Losier, mezzo-sopranos, Florence Bourget et Marie-Nicole Lemieux, contraltos, Frédéric Antoun, Antoine Bélanger, Antonio Figueroa, Emmanuel Hasler, Joé Lampron-Dandonneau et Éric Laporte, ténors, ainsi que Marc Boucher, Jean-François Lapointe et Hugo Laporte, barytons.
L’essentiel de la collection est pensé pour être joué au piano. Et pas n’importe lequel : un piano de concert Érard de 1854, accordé à 435 Hz conformément à un arrêté ministériel de Paris (1859). Ainsi, la volonté affichée pour cette intégrale est d’offrir un cadre acoustique proche de ce que Massenet lui-même aurait connu en son temps.
Quelques pièces seulement sont écrites tantôt pour violon, guitare, harpe, violoncelle et clavecin ou harmonium. Les musiciens Antoine Bareil, David Jacques, Valérie Milot et Stéphane Tétreault ont participé au projet sur leur instrument respectif, tandis que les parties avec clavier ont été assurées par Olivier Godin. De plus, le corpus contient quelques passages parlés, prononcés par Marie-Ève Pelletier, Jean Marchand, mais aussi Jean-François Lapointe, notamment dans les cycles de mélodies des premiers volumes de la collection. D’autres cycles s’avèrent atypiques par l’alternance entre des passages solos et choraux. Le Poème pastoral (1872), par exemple, requiert jusqu’à 4 voix différentes dans la dernière des six scènes, intitulée Adieux à la prairie (trio de femmes, ténor et piano).
En faisant entendre l’instrumentation originale de chaque mélodie, cette intégrale cherche à respecter au plus près les intentions du compositeur et à réhabiliter une partie importante de son héritage musical.
Bibliographie
Raffaele, EREDITÀ, D’, « Le compositeur « enrichi »: La réception controversée de l’oeuvre de Massenet au prisme de sa condition sociale » [en ligne], in: Revue Proteus : Financement et valeurs de l’art, no 13/janvier 2018, pp. 56-69. https://docplayer.fr/109159582-Le-compositeur-enrichi-la-reception-controversee-de-l-oeuvre-de-massenet.html (consulté le 27 janvier 2023)
Jacques HÉTU, livret discographique, in: Jules Massenet: intégrale des mélodies pour voix et piano [en ligne], Analekta, Montréal, 2022. https://atmaclassique.com/storage/2022/11/722056441728_e_Booklet_Massenet_Fi_2.pdf (consulté le 27 janvier 2023)
Damin TOP, « Le testament lyrique de l’expression mélodique » [en ligne], in: Tempus perfectum, no 9/été 2012, Symétrie, Lyon, p. 3. https://images.symetrie.com/e/p/isbn_978-2-36485-008-8.pdf (consulté le 27 janvier 2023)
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